En étudiant les articles à ma disposition sur l’élevage équin au Turkménistan à la fin du XIXe siècle, j’ai toujours été frappé par le fait que presque tous les adulateurs des qualités exceptionnelles du cheval téké proposent comme mesure de son amélioration le croisement avec le pur-sang anglais.
Ainsi, Alexandre Vilkins, spécialiste réputé de l’Asie centrale, affirme que « le croisement des pur-sang anglais avec les chevaux turkmènes devra donner naissance à une remarquable race de chevaux de course ». Firsov qui, dans une série de publications s’était appliqué à démontrer l’origine très ancienne du cheval turkmène et son ascendant immense sur l’élevage équin dans le monde, propose en conclusion, de manière inattendue, de « le rafraîchir par l’afflux du pur sang <anglais> ». Et il ajoute : « Pour cela, il faut avant tout fonder dans la région transcaspienne au moins deux haras composés chacun de quatre étalons pur-sang anglais, huit juments de la même race, d’un étalon local et de douze juments turkmènes. Cela permettrait de cultiver une race anglaise acclimatée et un croisement local, en organisant chaque année la saillie d’au moins 280 juments turkmènes ». Fallait-il auparavant louer tant l’ancienneté et la valeur des chevaux turkmènes pour en arriver à cette conclusion ?
Lorsqu’il était gouverneur du Turkestan, Alexeï Kouropatkin créa à Achkhabad un haras régional dont l’objectif affiché était de « ressusciter le type originel du pur-sang akhal-téké ». Mais là aussi, il était prévu d’« améliorer » le cheval local en faisant venir des reproducteurs pur-sang anglais. Il faut rendre hommage à la perspicacité du fondateur du haras, A. Kouropatkin, qui finalement n’alloua pas de moyens à l’acquisition des étalons anglais, mais ordonna de trouver trois reproducteurs akhal-téké. Néanmoins, plusieurs reproducteurs anglais arrivèrent au haras, offerts par les haras impériaux, ainsi que quelques strelets et trotteurs Orlov. Ces étalons anglais et strelets étaient utilisés principalement pour les juments russes appartenant aux officiers russes en poste à Achkhabad, mais également, quelquefois, pour des juments locales. Les trotteurs Orlov et les ardennais saillissaient uniquement les juments de trait pour donner naissance à des chevaux d’attelage, employés aussi aux travaux agricoles et à la traction de l’artillerie. D’ailleurs, si le croisement avec le pur-sang anglais donna de bons chevaux de selle, l’emploi d’étalons strelets porta de si piètres résultats que cette expérience ne fut pas réitérée, tandis que les arabes strelets furent transférés à d’autres haras.
L’élevage équin turkmène a eu la chance ensuite d’être dirigé par un jeune officier du régiment cosaque du Caucase Grigori Mazan, originaire de la stanitsa Korenovskaïa. Si, au moment de sa nomination à la tête du haras, il n’avait aucune compétence pour ce métier, rapidement il a comblé les lacunes, étant passionné par son nouveau travail. En se formant à l’élevage équin, notamment au contact des éleveurs traditionnels turkmènes, il est arrivé à la conclusion que l’akhal-téké n’avait besoin d’aucune amélioration, mais devait plutôt être préservé dans sa pureté. Son avis fut partagé par de nombreux officiers de cavalerie et éleveurs.
L’akhal-téké fut présenté pour la première fois au monde de l’élevage équin lors de l’exposition à Tachkent en 1909. Les quatre étalons reproducteurs du haras transcaspien, exposés par Mazan, impressionnèrent les spécialistes. Après examen, la commission des experts est arrivée à la conclusion que « la cheval akhal-téké mérite absolument d’être préservé et multiplié dans sa pureté, sans aucun ajout du sang étranger ».
Après la démonstration des akhal-téké aux expositions de Piatigorsk (1912) et Kiev (1913), la nécessité de préserver cette race dans sa pureté s’est imposée à l’ensemble des éleveurs de Russie. I. M. Ilienko, spécialiste de l’élevage des chevaux de selle, apprécia la qualité des akhal-téké exposés à Piatogorsk et fut convaincu que « pour les besoins militaires, il est utile d’avoir non seulement le sang anglais et arabe, mais aussi une autre source de sang pur, la race akhal-téké, qu’il convient de recenser et de préserver comme la pupille de l’œil ».
Après avoir vu des akhal-téké à l’exposition de Kiev, le zoologue M. I. Pridorogin écrivait avoir ressenti de la fierté d’apprendre que l’élévage équin du pays comptait un tel patrimoine ; il s’est dit aussi inquiet des tentatives d’amélioration de la race. « Ce patrimoine forgé par les efforts uniques des éleveurs indépendants des steppes mérite seulement d’être consolidé et mis en valeur par des mains compétentes et expérimentées », écrivait-il.
Même si la Russie d’avant la Révolution comptait encore des partisans de l’amélioration de l’akhal-téké par le sang anglais et même arabe (dont le célèbre écuyer P. Krasnov), l’élevage dans la pureté du sang, sans apport étranger, a été choisi comme la seule option.
ANNEXES
En annexe de cet article, j’aimerais partager des extraits de quelques écrits méconnus consacrés aux akhal-téké :
1) Tiré d’un article de l’officier de cavalerie Vladimir Ergardt, publié dans le Messager de la cavalerie russe :
« Le canton d’Achkhabad est le cœur de l’élevage transcaspien. La population locale – turkmène et téké – élève les chevaux uniquement à la maison. Chaque téké a une, deux ou, plus rarement, trois juments. Les juments sont montées presque jusqu’à la mise bas. Le cheval local turkmène téké est très typé, bien qu’il existe certains issus du croisement avec les races apparentées iomud et goklen, élevées elles aussi par les Turkmènes ; ces dernières sont moins fines et moins hautes.
Le téké mesure de trois à six verchoks <environ de 155,5 à 169 cm>.
Le cheval turkmène descend-il de l’arabe ? Cette question reste ouverte. L’arabe est petit, large, au dos court, à la croupe large, avec une belle attache de la queue, une encolure arquée, un front large ; il a un tempérament de feu et un comportement affectueux. En revanche, le téké est grand, sec, plutôt plat, avec un dos légèrement allongé, une queue rabattue, une encolure droite, un front étroit, un tempérament calme et un comportement très agressif. Il n’y a donc rien en commun entre les deux.
Servant moi-même dans la division de cavalerie turkmène, j’ai tout le loisir d’étudier ce cheval magnifique, ainsi que ses maîtres turkmènes à la noblesse et à l’honnêteté chevaleresques.
Certains affirment que le cheval téké est fragile et sujet à des maladies. Je peux en toute connaissance de cause affirmer exactement le contraire ! Tout au long de l’année ce cheval reste dehors, attaché à une longue corde accrochée à un pieu planté en terre. Une couverture de feutre qui le cache jusqu’au milieu de l’encolure le protège en hiver du froid descendant jusqu’à – 19° C et en été de la chaleur qui grimpe jusqu’à 50°. Novembre, décembre, janvier, février et mars connaissent un temps très changeant : la pluie est suivie d’un vent glacial, d’une grosse neige, puis du soleil qui fait tout fondre. Le cheval téké supporte tout cela ; il n’a presque jamais de coup de chaleur ; on ne l’entend jamais tousser.
En voyage il est très endurant. Sur le plat ou dans les montagnes, il porte le cavalier sur 70 versts<environ 80 km> ; celui-ci ne descend jamais de sa monture, ni en montée, ni en descente. Au repos, le seul soin qu’il lui prodigue, c’est de lui mettre sur le dos une lourde couverture. Pas de litière, pas de pansage des membres et du corps ; souvent, son cavalier ne le desselle même pas ; c’est à peine s’il le dessangle et ressangle avant de repartir le lendemain en long voyage. Malgré ces misères et inconvénients, le cheval turkmène est en bonne santé, dynamique, vit très longtemps et travaille facilement 16-17 ans.
Il a de très belles allures, surtout le galop qui est agréable et gracieux. Aucune autre race n’a un galop aussi beau. Il a un bon trot, mais son pas est petit, peut-être parce qu’on le laisse rarement marcher au pas. En voyage, on utilise la yourga, une allure ressemblant au trot raccourci atteignant une vitesse d’environ 8 km/h. Le téké est très doué au dressage en carrière et au saut d’obstacle.
Les courses à l’hippodrome transcaspien ont montré la vitesse de 1 verst(environ 1,138 km) pour 1 minute 15 et de 2 versts(environ 2,276 km) pour 2 minutes 35, mais cette vitesse peut être facilement augmentée.
Le terrain à l’hippodrome d’Achkhabad est toujours très lourd : du sable mélangé à la glaise. l’entraînement local est spécifique et incorrect : tout est fait pour « assécher » le cheval, c’est-à-dire l’épuiser sans le muscler. Le cheval est travaillé sur le sable sous une lourde couverture de feutre. On lui donne très peu d’orge, seulement de la luzerne verte ou séchée dont il ne reste que des tiges sans feuilles ni fleurs. Le cheval est en permanence sous-alimenté : pour se nourrir des tiges il faut beaucoup de temps, mais on ne lui laisse que très peu de temps de repos. Le repos est considéré comme néfaste au cheval en entraînement. Mais même après une telle maltraitance le cheval court très bien. Les cavaliers courent toute la distance assis en selle, rênes relâchées, ils donnent des coups de pied dans les côtes du cheval, ils gesticulent et fouettent sans arrêt. Ils n’ont aucune notion de paceni de préservation des forces du cheval pour la dernière ligne d’arrivée.
Supprimez tous ces inconvénients et la vitesse du cheval augmentera de manière significative. Plusieurs générations de bonne éducation, de sélection et d’entraînement raisonnable mettront cette race tout près du pur-sang anglais où est, indéniablement, sa place.
L’exposition du printemps 1912 a montré au public et aux experts-juges que le cheval turkmène est si bien qu’il n’y a nul besoin de l’améliorer. Les croisement avec l’anglais et l’arabe ne font qu’altérer ses grandes qualités. Les akhal-téké pur-sang âgés d’un et trois ans se sont toujours montrés meilleurs à tout point de vue que les demi-sang anglais et arabes du même âge. On peut dire la même chose des juments d’âge jugées cette année. Les demi-sang sont moins fines ; elles ont moins de finesse dans l’encolure et la tête ; plus elles sont âgées, plus c’est manifeste.
La vitesse des demi-sang n’est pas différente de celle des pur-sang.
Il faut améliorer la race à l’intérieur d’elle-même, en sélectionnant de bons reproducteurs et en offrant une éducation juste. Le plus important est d’habituer les éleveurs locaux à la sélection au moyen des courses aux grands prix et des expositions bien dotées financièrement.
Les courses sont la principale passion du Turkmène, mais il aime aussi l’argent. Le coton dont la culture rapporte beaucoup d’argent est l’ennemi de l’élevage équin. Des prix en course qui ne seraient pas misérables, mais richement dotés pourraient vaincre la culture du coton. Les Turkmènes verraient alors un grand intérêt économique dans les chevaux ; leur amélioration et multiplication seraient alors garanties.
Il ne faut pas tarder. Il faut y aller vite tant qu’il n’est pas trop tard et qu’il reste encore quelque chose à encourager.
On alloue seulement 5 000 roubles pour les prix des courses. Il en faudrait au moins 20 000. Il n’y a pas d’élevage plus important que le transcaspien. Les demi-sang que le gouvernement soutient si généreusement dans des haras de province se comptent en milliers ; ils ne disparaîtront pas. En revanche, les tékés se comptent par centaines seulement et risquent de disparaître.
On vient d’ouvrir à Achkhabad, dans un haras régional, un petit élevage du cheval akhal-téké. Il y a déjà de beaux poulains, mais tout cela est très réduit par manque de moyens. Il manque de jockeys et d’entraîneurs. Si l’élevage d’État prenait cela en mains, en transformant ce haras en grand centre d’élevage de tékés pur-sang, il ouvrirait alors un âge d’or dans l’élevage transcaspien.
Il faut seulement des moyens, les gens compétents qu’on a tant de mal à trouver pour ce métier ailleurs, existent déjà ici. On peut facilement désigner à cette tâche le sous-capitaine Mazan qui dirige depuis quinze ans l’écurie transcaspienne. Il est très dévoué à son travail ; il connaît toutes les lignées des chevaux akhal-téké. Il a sélectionné d’excellents étalons et juments tékés qui ont reçu les plus hautes récompenses à l’exposition de Piatigorsk en 1912. Il est estimé par la population locale turkmène. On peut dire avec certitude que sous sa direction le haras turkmène donnerait d’excellents résultats. »
2) Extrait d’un article du prince et général Dimitri Bagration « Le patrimoine des chevaux de selles en Russie » publié dans le Messager de la cavalerie russe. Il témoigne du fait que la valeur des chevaux akhal-téké fut reconnue, avant la Révolution, non seulement au niveau local, mais aussi national.
« La Russie qui s’étend sur une immense superficie de plus de dix-neuf millions d’hectares, comprend aussi une partie du territoire historique, berceau du cheval de selle, qu’est le Turkestan dont l’histoire est évoquée dans les antiques traditions religieuses iraniennes et indiennes. Elles nous fournissent des indications sur les nombreuses influences que les races des chevaux primitifs ont subies donnant naissance à l’actuel cheval turkmène.
Ces derniers temps les Anglais portent une attention particulière aux chevaux du Turkestan, surtout aux tékés et aux karabaïres, qu’ils achètent par leurs agents et les déplacent d’abord en Afghanistan, puis en Inde. Ils acquièrent les étalons et les juments les plus racés, payant pour eux jusqu’à deux mille roubles.
L’année dernière le gouverneur du Turkestan a pris des mesures pour limiter le départ de ce patrimoine équin précieux, mais l’or tout-puissant a trouvé le moyen de les contourner. Des entrepreneurs énergiques ont trouvé une astuce : ils chargent un précieux étalon de tapis et d’autres marchandises, le Téké monte sur lui et traverse ainsi la frontière. Le cheval ne revient plus.
À l’exposition de Piatigorsk le public a pu admirer de magnifiques étalons et juments tékés du haras transcaspien dirigé par le sous-capitaine Mazan. Grâce à lui, à Achkhabad où se trouve le haras, sont rassemblés de remarquables spécimens des chevaux tékés et, après de demandes instantes, la direction publique des haras a alloué des moyens pour racheter aux particuliers quelques étalons et juments qui restent. Le comte Vorontsov-Dachkov, intéressé par le cheval téké, a acquis, grâce au sous-capitaine Mazan, quatre juments tékés qui se trouvent maintenant dans sa propriété dans le gouvernorat d’Orlov.
La silhouette du cheval téké rappelle beaucoup celle du pur-sang anglais ; pour cette raison, certains hippologues pensent que le téké est l’ancêtre du pur-sang.
Ce cheval mondialement connu, la Russie en a fait la connaissance depuis longtemps, mais non pas par le Turkestan, mais par l’autre bout de l’Europe, par l’Angleterre où il est arrivé sans doute en passant par l’Inde, en provenance du Turkestan où le type du cheval téké ressemble tant à celui du coursier anglais. Il est possible que le système d’entraînement et les courses pratiqués en Angleterre et répandus désormais dans le monde entier, prennent leur origine au Turkestan qui nous appartient désormais et qui est le berceau du cheval.
Il est raisonnable de penser que le récent achat précipité au Turkestan des meilleurs étalons et juments tékés et karabaïres par les Anglais n’est que la suite du travail passé inaperçu des explorateurs marins éclairés qui, depuis longtemps, ont percé une fenêtre vers l’Asie en passant par l’Inde. »
Traduction du russe : Alexandre Siniakov
Traduction d'un article publié sur le site du Haras Chamborant

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